L'Enfer d'Henri-Georges Clouzot

L’enfer de Clouzot, expérience sensorielle d’une folie artistique

Serge Bromberg  est un vrai passionné de cinéma, infatigable chasseur de pellicules rares, restaurateur de nombreux films anciens. Et pour Noël 2009, il offre aux cinéphiles un superbe cadeau avec 1 mois et demi d’avance. Car son documentaire – co-réalisé avec Ruxandra Medrea - sur l’Enfer de Clouzot, un film maudit dont on croyait les bobines à jamais perdues, est tout simplement fascinant.

La chance a voulu que Serge Bromberg se retrouve un jour coincé deux heures durant dans un ascenseur avec Inès Clouzot, la veuve du metteur en scène. Serge Bromberg ayant un important pouvoir de persuasion, cet heureux concours de circonstance a donné naissance à un documentaire magistral et envoutant. L’enfer, ce devait être l’apothéose de la carrière de Clouzot, un budget illimité débloqué par la Columbia, une liberté artistique totale. Ce fut finalement un naufrage inimaginable, un échec historique, un tournage cauchemardesque sous la direction d’un Clouzot tellement obsédé par la perfection de chaque détail qu’il en oubliait concrètement son objectif final : le film ! Après des mois d’essais techniques incroyables pour l’époque sur la couleur, les formes, les sons dans le but ultime de matérialiser la folie à l’écran, Clouzot arrive sur le plateau au lac du Garabit avec une idée à priori très précise de ce qu’il veut. Mais il va perdre le fil, provoquer par ses colères et son insatisfaction chronique le départ de Serge Reggiani, l’acteur principal. Clouzot auras certes su capter l’incandescente beauté de Romy Schneider mais ne sera jamais satisfait d’une seule prise, d’une seule séquence, il est constamment assailli par le doute. Le temps passe inexorablement et le film n’avance pas jusqu’au rebondissement final qui mettra un point final à ce tournage maudit. Les images mises en boite en 1964 devront alors attendre près d’un demi-siècle pour être dévoilé au grand jour.

Ce que Bromberg a retrouvé ce sont 185 bobines des essais et des 3 semaines de tournage mais ce sont 15 heures de pellicule sans le son. Alors pour donner vie à ces images muettes, il convoque les témoins de l’époque tous devenus des professionnels du cinéma : Costa-Gavras alors simple assistant réalisateur, Bernard Stora, stagiaire réalisation, William Lubtchansky, assistant opérateur, … . Tous évoquent un tournage unique, un Clouzot hanté par la propre folie instillée dans le scénario de son Enfer, une ambiance étrange qui oscillait entre exaltation de participer à une expérience unique et découragement de ne jamais arriver au bout dans les temps impartis. Autre idée plutôt astucieuse de Bromberg est de donner la parole aux personnages principaux : il fait ainsi réciter dans un décor minimaliste quelques scènes clés du film à Jacques Gamblin et Bérénice Bejo.

Ce qui aurait fait un excellent making-of pour un supplément DVD d’un film lambda sorti en salle se transforme par le destin maudit du film en un pan original et essentiel de la grande histoire du cinéma, celle d’un génie jusqu’au-boutiste qui s’est enfoncé sans retour dans une obsession créatrice destructrice. L’enfer de Clouzot est un film à voir absolument par tout cinéphile curieux de découvrir l’envers du décor d’un projet rare, surréaliste, un film dans le film passionnant et envoutant.

Emmanuel Pujol

NDLR : L’enfer est pourtant bel et bien sorti en salle en 1994… mais signé Claude Chabrol qui s’est inspiré du scénario original de Clouzot. Le film traite évidemment du même sujet (la jalousie maladive) avec dans les rôles principaux François Cluzet et Emmanuel Béart.